Epilogue

“9h30 ? Faut y aller”. Ca va faire maintenant plus d’une heure au Colorado, le dernier ravito avant l’arrivée. Je me suis offert un roupillon sur lit de camp, et me suis endormi 1h alors qu’une sympathique et attentionnée bénévole me massait les jambes; le grand luxe. Reste une dernière descente que je me sens maintenant prêt à avaler.

J’emprunte le tel d’une supportrice, le mien étant mort depuis un moment : “j’arrive dans 1h30, je vous retrouve sur la ligne ?”. Au passage la supportrice inconnue m’offre une bonne grosse tranche d’ananas (Victoria, les meilleurs de l’univers tout entier); quelle générosité, la Réunion !

Je suis heureux, je vais venir à bout de la Diag … virages à gauche, virages à droite, des racines, de la pente, des éclopés, des encouragements, je reste attentif, je reste présent, je regarde ma montre, plus que 250m D-, 150m D-, ça s’approche, les premières voitures, “dernier virage!”.

”Où sont-ils ??? Ah ça y est je les vois, sur la droite”, je récupère Chloé et Emilien, sous l’objectif de Pascale, et nous trottinons main dans la main jusqu’à la ligne d’arrivée … “quelle émotion, mais c’est passé trop vite !”; je bafouille trois mots au micro tendu; je viens de passer 61h “debout” à batailler, douter, m’enthousiasmer, résister, bavarder, me résigner, m’écouter, ne pas m’écouter, et là, maintenant, je suis planté comme un vieux chêne après la tempête, un peu surpris d’avoir résisté.

La Diagonale des Fous est un truc extraordinaire, que je vais essayer de te faire vivre au travers de ces quelques lignes; alors, vas chercher des fringues d’avant-hier dans la corbeille à linge, prends une grosse suée, ne te douches pas, et reprends le récit.

Déjà, “j’m’attendais pas à ça”

Fort de ma TDS à fin Août, 29h30, j’y ajoute un Marathon du Mont-Blanc en 7h, ça nous fait 37h, plus 20% car ça se cumule et même si je n’étais pas destroy à la fin de chacune je ne serais pas reparti d’un si bon pied, 45h, plus 10% pour la technicité du parcours, soit moins de 50h et surtout une arrivée avant minuit !

“Et ben pas du tout du tout, mon pote, car la deuxième nuit elle t’a cramé grâve et le lendemain t’as trainé ton cul, et surtout quand t’as compris que ça en ferait une troisième, tu t’es mis à roupiller un peu n’importe où et un peu n’importe quand”.

Une bonne grosse douzaine d’heure à l’arrêt au total. Et plus ça dure, plus tu ralentis, et plus tu ralentis, plus ça dure … donc, pour la perf horaire, il faudra revenir.

D’ailleurs à propos de perf, je vois mal comment, en bon francilien, m’entraîner à une telle épreuve; et à part un Corse (“je n’ai rien contre les Corses, hein ?”), tous les trailers de mon niveau rencontrés (et j’ai EU le temps de tchatcher) m’ont confirmé la difficulté du parcours comparé à ce que tu vas trouver en métropole, dans les Alpes ou les Pyrénées. Et pour être tout à fait honnête, je me suis quand même un peu dépouillé pour finir, dans de bonnes conditions, alors gagner quelques heures, pourquoi pas, mais moins de 48h serait extraterrestre pour moi, ou faut courir à deux et espérer ne pas avoir les deux au fond du puit en même temps.

Un départ façon lâcher de vachettes

Là, les vachettes, c’est 2435 trailers aux mollets fumants, dont 2434 te paraissent forcément plus affûtés que toi; après les avoir fait mariner une à deux heures dans une prairie de Saint-Pierre (vu les bouchons sur la Nationale qui cercle La Réunion, mieux vaut prendre ses précautions niveau timing et arriver tôt), tu les invites au départ depuis une ligne qui doit bien faire dans les 30m de large; sauf que une fois lâchés, tu leur rappelles “que c’est pas le départ, hein, pas la peine de se précipiter, c’est juste pour rentrer dans le sas”. Trop tard, la meute est lancée et s’engouffre dans un entonnoir de 5m de large; c’est sûr que quand tu entames une course qui va prendre 24h au meilleur, autant se placer correctement sur la ligne de départ. Alors c’est décompression (quand ça se remplit devant dans le sas) – compression (quand ça te rattrape derrière dans le sas); j’ai pas vu la ligne mais ils ont dû construire un mur en briques pour protéger les élites du peuple, sinon pas une star à l’arrivée, tous passés en 2D à Saint-Pierre.

Alors, les vachettes, à 22h, c’est plutôt des taureaux sur-guronsés qui n’ont plus qu’une envie : tout défoncer !

Un parcours splendide, et sans pitié

Le parcours est bichonné chaque année pour exploiter au mieux le potentiel de destruction musculaire massive de l’Île. Et pour ceux qui connaissent, il y a matière à en cramer, des quadris ou des jumeaux.

Pas moyen de souffler, et quand ça devient plat, voire que le macadam se présente, tu recherches frénétiquement les rubalises en craignant de t’être égaré. Car à la Réunion, on évite de sur-baliser … donc si tu es sur un chemin sans bifurcation, pas de marque … d’où les interrogations, fréquentes : “j’ai pas raté le dernier embranchement ?”

Des montées bien raides, voire crapahutantes, des marches en pierre, des marches en bois, où il faut lever les genoux, encore et encore, des monotraces, des vrais, avec des barrières en barbelé de chaque côté, des racines, des lianes, de la caillasse, des caillebotis glissants, de la terre rouge et de la poussière, du raide, du très raide, les dalles pavées du chemin des Anglais (“ah, la perfide Albion”), toutes de taille, de hauteur, de pente différente … une rigolade sur le profil entre la Possession et le Grande Chaloupe; une véritable épreuve pour mes jambes fatiguées et mon équilibre incertain au coeur de cette troisième nuit (descente sur un sol de même nature).

Et les descentes ? Idem … notamment celle du Maïdo à Sans-Soucis, 14k dans la poussière rouge et sous le soleil … usant. Surtout qu’au début, en logeant Mafate, c’est une sorte de roller-coaster où t’as l’impression de jamais descendre … quand enfin cela commence à penter … c’est le “bonheur”.

Heureusement tout cela se fait dans un paysage magnifique, époustouflant, à traverser des champs d’arômes ou de bambous géants, passant de jungle folle à plaine aride, dans des massifs de fleurs de toutes les couleurs, face à des paroies dont on peut se demander comment on va les franchir, sous un soleil intraitable ; une année sur un sol sec, ce qui va éviter les glissades (“bon, par pur professionnalisme j’ai quand même réussi à me gauffrer une paire de fois”), et en contrepartie remplir un peu les bronches !

A part un premier lever de soleil sur le piton des neiges (effet Wahou garanti), les autres levers et couchers je les ai surtout entendus, étant souvent à couvert … entendus, car il y en a, de l’oiseau qui gazouille en journée, donc quand ça démarre ou quand ça s’arrête, ça ne passe pas inaperçu.

Une image qui restera gravée dans ma rétine : au coeur de Mafate, celle du Maïdo, vu d’en face, un mur, tu te demandes où ça peut bien passer !

Pas de blessures, et pourtant il y avait matière à

Quand je vois le nombre d’éclopés ou de strappés sur le parcours, je me dis que je suis passé à côté du pire, la grosse blessure qui va te contraindre à l’abandon; certains boitent, d’autres sont en slaps quand ils arrivent encore à se lever; et pourtant ils avancent et ça c’est vraiment impressionnant. Pour moi, à part deux petites ampoules (et encore, le podologue m’a conseillé de couper les ongles moins courts pour les éviter), j’ai les pieds nickel, en ne m’étant Noké que trois fois (départ, Cilaos, Sans-Soucis).

Merci à Yann (Endurance Shop Versailles) et ses bons conseils pour des Altra; un vrai chausson avec une forme évasée sur l’avant qui facilite l’étalement, la proprioception et la stabilité de l’avant-pied. Un peu moche, me fait une course en canard, mais le confort passe en premier.

Je nourrissais quelques inquiétudes quand au drop zéro, avec autant de marche, “je vais me faire fumer les tendons d’Achille” (et tant qu’à s’attaquer à un 100 miles, autant y aller avec des chaussures que t’as jamais essayées sur du long !); un peu habitué aux Hokas tout c’est passé sans accroc (“et j’aime qu’un plan se déroule sans accroc!”); vraiment aucune douleur ou alerte, voire j’ai eu l’impression que les pieds guidaient, laissant aux jambes l’occasion de se reposer, nerveusement parlant. Tout en étant resté très attentif, moi qui me twiste facilement les chevilles, notamment la droite, je suis resté très stable pendant toute la course.

Des hallucinations, des vraies

Une nuit, ça va, deux nuits … Du “oh, un toucan, là-bas, je vais essayer de me rapprocher sans le faire fuir” au “tiens, encore une statue de cochon par terre, c’est sympa, ils ont vraiment bien décoré” en passant par “alors le pied B, tu fais bien attention à là où tu te poses, pas envie de me retrouver le cul par terre, ok ?” (à voix haute !), je dirais que la troisième nuit s’est déroulée sous le signe de l’expérience extra-sensorielle.

Que nos amis de la brigade des stups se rassurent : aucune substance illicite pour en arriver là, juste deux bonnes nuits blanches, ou avec des durées de sommeil ridiculement faibles au regard de l’effort fourni. Heureusement que quelques trailers bienveillants m’ont averti de mon allure culbuto (“ça va aller, c’est sûr ?”), car souvent je me suis mis à chanceler tranquillement sans m’en apercevoir; une sorte d’ivresse douce, une narcose du trailer.

Clair qu’à mon niveau, la gestion du sommeil est une clé, et mes petits roupillons de 10-20 mn n’ont pas été efficaces …. Seuls des bons breaks de 1h, les chaussures enlevées, en boule dans la couverture de survie, ont réellement contribué à me restaurer.

Des coureurs en papillote

Il y a en gros trois catégories de coureurs à la Diagonale : celle des coureurs du Mans, qui vont faire des arrêts minute aux ravitos, avec un staff qui les y attend pour les refueler, changer les pneus, une petite claque sur le cul et c’est reparti; celle de ceux qui font le Mans, mais en 205 GTI, et de temps en temps faut bien un peu bricoler la mécanique alors ça va trainer un peu plus au ravito; et celle des coureurs en papillote, qui se croient tout permis, et vont glander au ravito, y dormir, voire y prendre une douche ou pic-niquer avec la famille.

Pourquoi le coureur en papillote ? Parcequ’il n’hésite pas à se mettre en boule le long du parcours, dans sa couverture de survie, généralement après une grosse difficulté ou avant la suivante (en gros tout le temps pour lui), plutôt la nuit, et plutôt à côté de ses semblables (sans doute par peur de ne pas se réveiller, c’est vrai qu’il serait fâcheux d’émerger à 8h du mat’ en cherchant son Benco alors que la voiture-balai est passée).

A part sur le premier coup, à “déplier cette merde de couverture de survie qui colle” puis à “replier cette merde qui fait maintenant 1m3”, il est très efficace dans le geste : sac posé, 10s pour se rouler dans la papillote, autant pour s’endormir, et à peine plus pour remballer (alertant ainsi par le bruit de l’opération ses congénères de l’heure qui tourne, “tu suis ?”).

Autant dire que j’en ai fait et vu, des papillotes; tellement fan que j’en ai fait une en pleine journée, pour me taper un roupillon au soleil: “si tu t’étais toujours demandé si ça marchait le côté argenté dehors ? Eh ben oui, nickel chrome”.

Et aussi …

Un max de souvenirs, et d’impressions, comme :

  • Retrouver ma petite famille sur le parcours pour me faire dorloter quelques minutes, une source de motivation additionnelle, et aussi une raison forte de ne pas droper, de ne pas abandonner; avec tous les km qu’ils ont fait (et même en voiture, la Diagonale c’est pas cadeau car il faut en avaler, des virages, pour arriver aux points de contact possibles), pas question de renoncer (“allez, tu t’arraches un peu les noix, mais tu ne lâches rien, tu peux, tu dois le faire ! Ils ne sont pas là pour te ramener à la case départ sans toucher les 20.000”).
  • La bouteille d’eau gazeuse et les fruits frais (“ah, ces ananas Victoria de la Réunion”) ramenés dans la nuit par le team au départ du sentier Scout, alors qu’ils m’attendaient sous une pluviote depuis une bonne heure; les mêmes à Sans-Soucis avec en plus le brossage de dents (des plaisirs simples, pour retrouver un peu de confort !).
  • Le changement de tenue et les rafraîchissements de Cilaos (superbe et impressionnant, ce cirque vu d’en haut) et Sans-Soucis, ça sort un peu du rythme course mais pareil ça fait du bien au moral.
  • Le retour progressif à la nourriture solide aux ravitos : évolution lente de la soupe aux vermicelles au mini sandwich, puis à l’assiette de riz ou à la patate douce, en passant par les crêpes à Sans-Soucis, jusqu’au cari, sans trop charger quand même, je reste fragile du bide et le malentendu est toujours proche.
  • La découverte de la Dynamalt, une nouvelle copine, du bout des lèvres au début, intrigué par les Réunionnais qui se la disputaient, à grandes gorgées à la fin, un peu dense et légèrement sucré, mais rafraîchissant et un peu salé aussi.

  • La montée du Maïdo sans un arrêt (à un rythme assez lent, certes, mais sans essoufflement, à faire le yoyo avec les fast-runners); et l’arrivée en haut du Maïdo: le premier des spectateurs voit ton prénom, le crie aux autres et il est repris sur tes derniers mètres.
  • Le retour après 24h à des pissous réguliers et pas trop sombres (depuis mes déconvenues du Mont Fuji, c’est un sujet sous haute surveillance).
  • Avoir servi de pacer à quelques Réunionnais qui trouvaient mon rythme bien pour finir en moins de 48h (eux ont dû passer moins de temps au stand !).
  • La gestion de la progression à l’altimètre, c’est finalement ce qu’il y a de plus précis, parce-que la notion de km, dans ce terrain, reste assez floue.
  • L’ambiance de feu pendant 4 km au départ, avec feu d’artifice dans la baie, musique, et bronca permanente.
  • Les sourires et la gentillesse des Réunionnais, bénévoles, coureurs, organisateurs, randonneurs, supporters ou spectateurs. Je me suis senti bien ! Et chaque personne rencontrée a été un rayon de soleil.
  • Le bonheur d’une ligne d’arrivée en famille, j’en ai encore le coeur qui s’affole, la larme à l’oeil (j’ai beaucoup vidé mes glandes lacrymales avant à plusieurs reprises sur le parcours, tout seul sur mes jambes, tout seul dans l’effort) et ces émotions qui me font encore frissonner l’échine.
  • La Dodo, les petits bouchons et les gros roupillons qui ont suivi. D’ailleurs, c’est curieux, mais pendant 48h cela a été ok, et ensuite, comme des pures courbatures musculaires, ça m’est tombé dessus; je me suis mis à roupiller en permanence, dès que l’occasion se présentait.

Et enfin, 61h en short et T-shirt dans la jungle Réunionnaise, quelle belle sensation de légèreté et de liberté.

A retenir pour progresser

Ma première expérience de trail long était sur l’Ecotrail 80 de 2011; pas mal d’heures passées depuis à gagner en expérience, et ce qu’il y a de génial dans ce sport c’est qu’à chaque fois j’ai l’impression d’avoir une marge de progrès énorme.

Là, si je devais repartir, je passerais surtout moins de temps aux premiers ravitos, en essayant de ne dormir qu’un bon coup en une fois, j’emporterais encore moins à manger (toujours pas trouvé l’aliment magique salé), me forcerais à boire plus au début pour vite décoincer la circuiterie, rechargerais mon portable à bloc (car là après plusieurs “tuutt tuutt tuutt” dont mon esprit embrumé n’a pas, dans l’action, compris l’origine, j’ai dû tout finir à la montre, et donc l’arrêter pour mettre mes réveils pendant la nuit .. beaucoup de choses à faire après 48h), ferais encore plus de photos, et préparerais un speech pour la ligne d’arrivée car là c’était un peu court.

Pour tout le reste ? Rien à bouger, j’y ai trouvé mon rythme, “j’ai survécu”, j’en suis tombé amoureux, et j’ai envie de la refaire !